On ne présentera pas Cendrars. On précisera juste que ce texte est extrait du recueil de nouvelles Bourlinguer publié en 1948 chez Denoël. C'est un joli portrait souvenir de Modigliani.
Cendrars par Modigliani - 1917 |
Les journées passaient sans autre, toutes aussi pleines, toutes aussi
vides, et l’on ne sait jamais celle qui comptera, sinon on l’arrêterait
! Mais c’est la vie. La joie, la tristesse, la santé, la maladie. Tout
s’écoule. il n’y a que l’enfance, la tendre enfance qui brille et que
l’on voudrait revivre pour voir, pour mieux voir. C’est de la magie.
L’innocence. Quand le monde est neuf, le vieux monde. Et la vie, cette
pourriture perpétuelle, cette usure continue, cette renaissance comme le
feu de ses cendres, jeune phénix mystérieux, vieux sphynx sans énigme.
La Vie. La Mort. C’est tout comme. Equivalence. Equipolence. Un tour
vertigineux. Je suis, tu es, il est…
Nous sommes !
Un tour d’horizon.
Je pourrais en citer des livres entiers ! Encore un de la même nouvelle, Gênes, juste pour le plaisir :
Dans quel vertige ne tombe pas l’esprit qui se complaît au spectacle
de sa propre chute, ô Néant, bouche de l’anus, rose des acarus, fleur
écarlate des boyaux et des intestins, grouillantes hémorroïdes, boucles,
nœuds, serpentins, vermicelles, sanglant macaroni, sauce tomate,
vomissure par en bas, serpent qui se mord la queue, s’avale, s’aspire,
se vide, se remplit le ventre de vent, s’enfle, s’enfle, souffle,
s’essouffle, cornemuse, cacade refoulée, zéro, zéro !
*
Sinon, j’ai bu tout ce qui se fabrique comme eaux-de-vie sur la
terre, par curiosité, en connaisseur, avec soif et si j’avais été
contemporain de Panurge je n’aurais pas manqué d’embarquer avec lui à
bord de la nef qui devait le conduire à l’île de la dive Bouteille, où
sonna l’oracle : TRINK !
J’ai beau avoir la tête solide, naturellement je me suis livré à
beaucoup d’excès, mais dont je n’ai pas honte et je suis prêt à
recommencer, sauf pour une époque dont, vraiment, je ne suis pas fier.
C’était durant l’autre guerre, quand je rentrai à Paris, j’étais
toujours entre deux vins et me mettais facilement en colère. Il est vrai
que je ne mangeais pas tous les jours et que si je rencontrais à chaque
pas des types qui payaient à boire à l’amputé, personne n’invitait
jamais le poète à déjeuner. Paris était d’ailleurs moche, les nouveaux
riches ignobles et il y avait de quoi se foutre en rogne. Cela n’a duré
qu’un an, mais ç’a été une année terrible. Heureusement que l’on
rencontrait beaucoup de pochards, surtout à Montparnasse, parmi lesquels
Modigliani qui récitait des passages de la Divine Comédie au milieu de
la chaussée et qui commentait Dante à coups de trique, et bientôt, nous
deux, nous fûmes inséparables. C’est fou ce que nous avons pu boire,
Modigliani et moi, et quand j’y pense, j’en suis épouvanté.
Malheureusement pour Modigliani, son manager, Léopold Zborowski, un
poète polonais plus ou moins épileptique qui, s’il ne craignait pas de
doper son poulain en l’enfermant l’artiste dans une chambre de bonne où
le peintre trouvait un chevalet, des châssis tendus, des couleurs à
profusion, des pinceaux propres, une femme nue, le modèle qu’il avait
désiré, et l’alcoolique dix bouteilles de vin blanc, deux d’apéritif et
un litre de rhum, de fine, de marc, et, le soir, on lui ouvrait la porte
comme à un fauve, et le pauvre, le génial Modi se ruait dehors, allait
faire du pétard dans les rues ou du boucan à la terrasse des cafés, une
pièce de vingt francs en poche ou un billet de cinquante, ce satané
Zborowski qui ne craignait pas de commettre ce crime pour faire fortune,
avait peur des quelques obus que la grosse Bertha lâchait sur Paris et
n’avait qu’une seule envie, celle de fiche le camp. Mais comme
Modigliani ne voulait quitter Paris à aucun prix, Zbo eut l’astuce de
mener son peintre chez un toubib, lequel déclara à Modigliani qu’il n’en
avait pas pour trois mois s’il continuait à boire comme il le faisait.
Le médecin avait peut-être raison. Modigliani s’arrêta net. Il se laissa
conduire dans le Midi par Zborowski et se smala. Il ne buvait pas. On
pouvait le voir passer dans la foule sur la promenade des Anglais, à
Nice, où il promenait sa tête de mort, ses beaux yeux fixes au fond de
ses orbites creuses et bitumées. Je fus effrayé quand je le rencontrai
un jour. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Il était à plat.
Manifestement l’alcool lui manquait. Comme je tournais un film et que
j’en avais, je lui donnai mille francs pour qu’il aille immédiatement se
saouler la gueule. Je ne demandais pas mieux. Je l’aurais accompagné.
Moi aussi, je commençais à être las de mon travail régulier au studio.
Mais Modigliani ne voulait pas, il refusa l’argent et moins de six mois
plus tard il était mort, d’une tumeur au cerveau, dit-on. Je raconterai
une autre fois les circonstances horribles de cette mort. Aujourd’hui je
voudrais raconter notre plus belle soulographie.
Un après-midi d’été, je rencontre Modigliani dans le bas de la rue Dauphine.
- Tu as de l’argent ? me demande-t-il.
- Cinquante balles. Et toi ?
- Cent.
- Chouette alors, allons boire ! lui dis-je.
Nous entrâmes chez un épicier acheter du vin et nous allâmes nous
installer derrière le Vert-Galant, sur la berge de la Seine, en face du
bateau-lavoir, ou immédiatement nous décalottâmes deux, trois
bouteilles.
- Tu as de la ficelle ? me demanda Modigliani.
- Non, pour quoi faire ?
- Ben, pour tremper les bouteilles au frais, il fait chaud.
Et Modigliani se leva pour aller négocier avec le patron du bateau-lavoir le prêt d’un peloton de ficelle.
Nous coulâmes les bouteilles au fond de l’eau et de temps en temps on
en repêchait une pour la décalotter et la vider, non sans avoir porté
une santé tonitruante aux vieilles lavandières qui battaient leur linge,
chacune agenouillée dans son baquet.
Les lavandières ont un bon bec et l’on pense bien que tout cela ne se
passait pas sans rires, sans provocations de toutes sortes, sans
paroles et sans gestes obscènes de la part des vieilles femmes,
auxquelles nous répondions pour le mieux, sans bégueulerie et de bonne
humeur ; l’ivresse aidant et l’ivresse s’emparant de nous, à un moment
donné Modigliani offrit une bouteille à la plus laide à condition
qu’elle se laisserait embrasser sur la bouche. Sommé de le faire par
toutes ces chipies et ne doutant de rien, Modigliani se mit à vouloir
marcher sur les eaux pour rejoindre la sorcière choisie et coula à fond.
Ce fut un éclat de rire général dans tous les seillons tellement la
chose était inattendue, mais moi, je piquai une tête pour sauver
Modigliani qui naturellement ne savait pas nager. Quand je l’eus saisi
par les cheveux, je me trouvai très embarrassé, n’ayant qu’un bras. Un
vigoureux coup de talon me fit remonter à la surface, et le patron du
bateau-lavoir, qui avait sauté dans son bachot, nous repêcha. Et ce fut
la huée des vieilles diablesses qui se foutaient de nous pendant que
l’on séchait nos vêtements à bord, que le patron nous enguirlandait et
que Modigliani, nu comme la main et beau comme saint Jean-Baptiste,
vidait la bouteille qu’il n’avait pas lâchée et parlait de recommencer
son exploit. On finit par nous expulser. Il était temps. L’alcoolique
était déchaîné et les vieilles rosières prêtes à nous happer.
- Tu viens Amédée ?
Alors sa colère se retourna contre moi car Modigliani avait horreur de son prénom.
I quite like Cendrar's portrait but have to say I would never have guessed that it is supposed to be Modigliani. Writing was definitely his strong point....
RépondreSupprimerIt is a portrait of Cendrars by Modigliani, not the reverse...
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